• Rhum et Piraterie

     

     

     

    (CF : Rumporter)

     

     

    Rhum et Piraterie : la construction d’un imaginaire

     

    Parmi les nombreux imaginaires du rhum, liés à la fête, aux paysages tropicaux ou à la mer, l’univers du Pirate est certainement celui auquel chacun pense spontanément.

    rhum pirateHenry Morgan, Capture of Panama from the Pirates of the Spanish Main series N19 for Allen and Ginter Cigarettes (1888) © metmuseum.com

     

    Commençons par définir les termes utilisés. Un flibustier est d’abord un entrepreneur privé qui se met au service d’un gouverneur représentant une puissance européenne dans l’espace caraïbéen, pour piller ses ennemis. Un pirate est, quant à lui, un marin privé qui ne répond à aucune autorité établie.

    Selon les époques nous parlons de flibuste ou de piraterie. Dans les grandes lignes, des années 1650 à la fin du XVIIème puis des années 1700 à 1713 nous parlerons de flibuste. A la charnière du XVIIIème siècle puis après 1713 nous parlerons de piraterie. Le statut de pirate ou de flibustier dépend de l’état de paix ou de guerre des puissances européennes présentes dans la Caraïbe. En temps de guerre, la flibuste flamboie. En temps de paix la piraterie prend le relais.

    Les sources historiques liant le rhum et la piraterie (ou la flibuste) sont relativement tardives. Elles sont éparses à la fin du XVIIème siècle et plus nombreuses au début du XVIIIème. Elles sont constituées principalement de lettres, de journaux de bord et de minutes de procès.

    En 1678, Pierre Alexandre Oexmelin, ancien flibustier, publie une « Histoire des aventuriers qui se sont signalés dans les Indes ». La première édition de cette œuvre est hollandaise et est suivie, durant les années suivantes, d’éditions allemande, anglaise et française. Cet ouvrage retraçant les vies aventureuses de plusieurs flibustiers/pirates, ne mentionne qu’une seule fois le rhum… mais au sujet de soldats espagnols qui sont ivres, et non au sujet de flibustiers…

    D’autres sources publiées notamment par John Franklin Jameson en 1923 puis par Ed T. Fox en 2005, mettent en évidence deux aspects concernant la Caraïbe. Le premier aspect est la consommation finalement assez diversifiée des Pirates pour ce qui est de l’alcool. Les pirates capturant toutes sortes de navire de commerce, collectent autant de rhum que d’autres alcools comme du brandy, ou des vins français ou espagnols.

    Les écrits du Pirate James Kelly, rédigés en 1700, illustrent la diversité des prises : « From thence we went up to Meriso and there met a French Ship about 200 tunn loaden with Wine ; then went to Statia and took a Dutch-man in the Road lying unrig’d, loaded with Sugar and much Brandy (…) ».

    Par ailleurs les quelques listes de cargaisons de navires, pirates ou non, que nous possédons confirment cette variété d’alcool.

    Rhum pirateEdward Teach, Walking the Plank from the Pirates of the Spanish Main series (N19) for Allen and Ginter Cigarettes (1888) © metmuseum.org

     

    Le second aspect, qui concerne également les captures, est le caractère non-exclusif du rhum dans les chargements. Celui-ci est toujours accompagné d’autres provisions, notamment de sucre, dont la présence dans les sources est quasi indissociable de celle du rhum. Faisons appel à Henry Treehill, témoin à un procès de piraterie en 1724 : « (…) Therein carryed the same to an uninhabited Island called Rattan and from thence proceeded through the Gulph to the windward of Antegoa and there took an English Ship and also a French Vessel and took out of them some Rum and Sugar. »

    Si ces deux idées peuvent paraître évidentes, l’imaginaire de la piraterie ne retient que la quête d’or et de rhum. Aucune autre denrée que le rhum, n’est associée automatiquement à cet univers et on n’imagine pas un pirate courir les mers pour caisses de sucre…

    Dans ce cas, d’où nous vient cette vision restreinte de la réalité, qui s’est installée dans les esprits européens ? Pourquoi pourrait-on presque trouver curieux de lire dans un livre ou de voir dans un film, un pirate boire autre chose que du rhum ?

    Si nous pouvons dresser une longue liste de suspects – employons les grands mots – nous ne distinguerons ici que trois grands coupables : Daniel Defoe, Robert L. Stevenson et Walt Disney.

     

    Daniel Defoe : A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates

    Daniel Defoe est né en 1660 à Londres. Parallèlement à des activités politiques, il publie des nouvelles et des romans, et créé notamment le personnage de Robinson Crusoé en 1719. Cette attirance pour le lointain se confirme dans d’autres romans puisqu’il publie de manière anonyme en 1724 puis en 1726, une General History of the Robberies and Murders of the Most Notorious Pyrates, présentant des biographies romancées de pirates. Le pseudonyme utilisé par Defoe est « le Capitaine Johnson ». Cette bible de 800 pages a fasciné les historiens pendant des années, et façonné l’imaginaire européen. C’est seulement dans les années 1960 que l’on découvrira qui se cachait derrière ce pseudonyme.

    Comment considérer alors cet ouvrage rédigé par un romancier… ? Les travaux réalisés par les historiens ces dernières décennies ont démontré que les biographies présentées par Defoe sont certes romancées – et certaines sources citées par l’auteur voire certains personnages sont inventés – mais elles reflètent une partie de la réalité.

    Concernant les sources de l’auteur, elles sont relativement mystérieuses mais il affirme avoir obtenu des sources directes. Quoiqu’il en soit, depuis le début du XVIIIème siècle, la presse anglaise est abreuvée de récits de pirates mais surtout de comptes-rendus de procès dont l’opinion publique raffole. Car contrairement à la pratique française, les pirates « anglais » étaient rapatriés en métropole pour être jugés. Il est peu probable que Defoe n’ait pas eu recours à ces sources directes.

    Toujours est-il que cet ouvrage va fixer les premiers jalons de l’imaginaire de la Piraterie par la précision des descriptions et le caractère aventurier de chaque récit (en plus de considérations politiques qui sont un autre sujet). Dans ces histoires, quelle est la place réservée au rhum ? Alors que dans les sources historiques, le rhum est soit une denrée que l’on capture avec d’autres, soit une denrée d’approvisionnement, Defoe lui confère une fonction dans un rituel de la piraterie à savoir : l’élection du capitaine. Dans deux récits, l’élection se fait autour d’un punch. Or, à l’époque, la présence du rhum dans la recette du punch est attestée dans la Caraïbe.
    Howel Davis fut, selon Defoe, élu en Martinique, capitaine de son navire : « Un conseil de guerre réuni autour d’une bassine de punch eut à élire un commandant. L’élection fut vite faite, les suffrages furent presque tous en faveur de Davis et tout scrutin fut inutile. »

    rhum pirateWilliam Fly, Lashing a Prisoner, from the Pirates of the Spanish Main serie N19 for Allen and Ginter Cigarettes (1888) © metmuseum.org

    Il est en est de même lors de l’élection du Capitaine Bartholomew Roberts : « Une fois Davis mort de la façon qu’on sait, la compagnie se trouva dans la nécessité de pourvoir son poste, que briguaient déjà une poignée de Lords, selon le surnom qu’ils s’étaient attribué : Symson, Ashplant, Anstis et consorts. Mylord Dennis, à qui n’échappait pas la faiblesse d’un gouvernement privé de chef, s’installa devant un bol de punch et fit la proposition suivante :
    « Il importe peu de savoir qui porte le titre ; à la vérité, tous les bons gouvernements (et le nôtre en est un) tirent leur force de la communauté qui a, sans contestation possible, droit d’élection et de révocation. »
    Notons que ce rituel est totalement mis de côté de nos jours dans l’imaginaire de la Piraterie, y compris dans le troisième volet de la saga « Pirates des Caraïbes » dans lequel une scène représente l’élection du « Roi des Pirates ». Le punch ne fait plus partie de l’univers du Pirate aujourd’hui. Non, un Pirate pour un individu des XXème et XXIème boit son rhum pur.

    L’autre imaginaire que nous présente alors Defoe, en plus du « rhum de capture » qui est une réalité historique, est celui du rhum, dirons-nous, « festif ».

    Defoe publie un texte prétendument tiré du journal de Barbe-Noire en personne : « On pourrait croire que de tels signes les auraient induits à réformer leur genre de vie ; mais ces réprouvés s’encourageaient les uns les autres dans leur perversité et l’usage continu qu’ils faisaient de l’alcool n’y contribuait pas peu. Dans le journal de bord, tenu par Barbe-Noire, se lisent plusieurs passages écrits de sa main : `Quelle journée ! Nous avons bu tout le rhum…Aujourd’hui on parle beaucoup de se séparer, une prise serait la bienvenue – Dure journée. Nous avons fait une prise et avons trouvé à bord quantité de liqueur. L’équipage a beaucoup bu ; tout va bien’ ».

    Il est certain que ce genre de scènes présentées comme vécues, fixent des images. Et il faut ajouter que Defoe présente les pirates comme de grands amateurs de boissons en tous genre. Dès l’introduction on trouve ceci : « Parce qu’il s’y trouve une grande quantité de petites îles ou de cayes inhabitées avec des ports fort commodes et sûrs pour radouber les vaisseaux, et qui fournissent des provisions en abondance : eau douce, oiseaux sauvages, tortures, huîtres, et cent variétés de poissons de mer. Les forbans n’ont à y apporter que des liqueurs fortes ; puis, une fois reposés, ils repartent pour de nouvelles expéditions, avant que personne ne puisse leur nuire. » Autrement dit, ils peuvent rester sur leurs îles et s’ils sortent, c’est pour chercher à boire…

    Mais Defoe va plus loin. Dans le chapitre consacré à B. Robert, on lit ceci : « Les pirates, ayant terminé leurs travaux, séjournèrent quelque temps (à la Dominique), et se livrèrent à leurs débauches coutumières. Ils disposaient de quantités considérables de rhum et de sucre. Bien peu surent se contenter d’en faire un usage modéré. L’homme sobre risquait fort d’être suspecté de complot contre la sûreté de la compagnie et, selon l’esprit des pirates, celui qui ne s’enivrait point ne pouvait être qu’un coquin. »
    La sobriété est donc mal vue…

    Defoe nous présente donc des pirates portés sur la boisson. Si le rhum n’est pas la boisson exclusive, il tient un rôle prépondérant. Il est certain qu’à l’époque différentes eaux-de-vie circulaient dans la Caraïbe. Mais à l’époque de la publication de l’ouvrage, le rhum français est interdit d’importation dans le Royaume de France, et la production du rhum dans colonies espagnoles est lourdement entravée voire interdite. Certes il y a de la fraude dans les deux cas, mais le fait est que le seul le rhum des colonies anglaise circule totalement librement sur l’Atlantique à cette époque.

    Mieux, entre 1700 et 1725, les importations de rhum des colonies anglaises, en Angleterre et au Pays de Galles passent de 1950 gallons à près de 89400…Elles sont multipliées par 45 en 25 ans. Defoe constate l’arrivée en Angleterre où il réside, en provenance de la lointaine Caraïbe, des pirates capturés dont il verra les comptes-rendus des procès, et surtout ce rhum, en grande quantité, qui concurrence le gin anglais.

    Defoe vit par conséquent dans un contexte favorable à l’émergence du lien entre piraterie et rhum, lien qui ne peut surgir que dans le monde anglo-saxon au vu des équilibres commerciaux de l’époque. Il ouvre alors un chemin dans l’imaginaire, qui sera emprunté par d’autres, notamment au XIXème siècle.

     

     

     

     

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